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Le Figaro : entretien de Pascal Picq sur le télétravail

5 janvier 2022 – Pascal Picq: «Gare aux injonctions du type 2 ou 3 jours de télétravail généralisé par semaine!»

ENTRETIEN – Le paléoanthropologue, maître de conférences au Collège de France, porte un regard nuancé sur le télétravail et ses conséquences.

LE FIGARO. – Avec le télétravail, va-t-on revenir à un mode d’organisation qui a prévalu pendant 10.000 ans jusqu’à la révolution industrielle, à savoir l’unité du lieu de vie et du lieu de travail?
PASCAL PICQ. – La révolution industrielle marque une profonde rupture dans l’organisation de nos sociétés avec la concentration des moyens de production. Jusque-là, la majorité des tâches professionnelles se faisait dans la maison ou à côté de celle-ci. Désormais, usines et mines ont concentré le travail avec de nouveaux habitats pour les travailleurs: les cités ouvrières. Cette nouvelle organisation a affecté la ville et ses faubourgs. Puis est advenue la tertiarisation de l’économie à partir des années 1960. En simplifiant, les bureaux en centre-ville et les usines en périphérie. Entre les deux se déploient les banlieues. Les temps de transports ne cessent d’augmenter sur le rythme métro-boulot-dodo, les embouteillages, le stress, les pollutions, les maladies civilisationnelles. Précisons que, depuis 2007, la majorité des populations humaines est devenue urbaine.

L’expérience du télétravail, dans des conditions non préparées, a permis de constater que beaucoup de tâches étaient faisables ainsi et souvent avec des gains de productivité. Selon les études, on estime qu’environ un tiers des tâches dans la plupart des métiers peuvent désormais se faire à distance contre moins d’un dixième avant la pandémie.
Faut-il s’en réjouir?
On peut s’en réjouir si individus, entreprises et collectivités locales se saisissent de cette expérience pour réorganiser nos vies dans la cité. Les outils numériques le permettent. Mais gare aux injonctions du type 2 ou 3 jours de télétravail généralisé par semaine! Cela dépend des métiers, des tâches, des modes de vie des personnes et des rythmes des activités des entreprises. Le télétravail et les formes de travail à distance doivent participer d’une transformation culturelle du travail. Avec, à la clé, la recherche du consentement des parties prenantes.

Ce qu’on appelle l’économie de l’attention pompe nos temps de relaxation nécessaires pour nos capacités cognitives. Et voilà que le travail s’invite dans ce contexte
Pascal Picq
Si le télétravail se généralise, cela pourrait-il désengorger les métropoles et participer d’un exode urbain vers les campagnes ou la périphérie? Cela permettrait-il de redynamiser certains territoires?
Est-ce que la révolution numérique et les nouvelles formes de travail vont provoquer des mouvements de populations comme l’exode rural de la révolution industrielle, qui a duré pendant un siècle? Certainement pas. Je doute que beaucoup de familles aillent s’installer dans les vraies campagnes. Elles représentent au moins la troisième génération ayant vécu en ville. En revanche, le mouvement s’affirme vers les périphéries et plus encore celles des villes de taille moyenne. Ces mouvements concernent principalement des catégories CSP+ rompues aux formes de travail à distance. Mais peut-on parler de rééquilibrage? Les familles avec de jeunes enfants y trouvent beaucoup d’avantages, notamment pour l’éducation et la qualité de vie. Par contre, les jeunes adultes préfèrent les villes, propices aux rencontres et aux opportunités professionnelles.
Plus largement, nos sociétés connaissent une forte bipolarisation socio-économique entre les personnes que l’on vient d’évoquer et la majorité de celles ayant des métiers qui exigent de se rendre sur des lieux spécifiques et qui doivent être en contact avec d’autres personnes: santé, paramédical, enseignement, urgences, sûreté, accueil, nettoyage et services urbains… toutes ces professions si durement sollicitées et frappées par le Covid et dites de premier ou deuxième rang. Elles habitent le plus souvent loin de leurs lieux de travail et utilisent les transports publics. Que vont devenir les centres-villes où vivront moins d’enfants, moins de personnes avec des pouvoirs d’achat élevés? Si des migrations de personnes des CSP+ constituent en soi une bonne nouvelle pour les rééquilibrages entre les territoires, l’urgence concerne davantage la majorité des personnes exerçant des métiers si importants pour la cohésion sociale des villes. Les villes vont devoir évoluer entre ces tendances centrifuges.

Le Figaro

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