ART ET TRANSMISSION​

Sotheby’s, octobre 2918. Un tableau de l’artiste de Street Art Bansky, « la jeune fille au ballon », se détruit lentement alors qu’il vient d’être vendu plus d’un million d’euros. On s’exclame et on crie au coup de génie. Cet artiste très côté à l’identité incertaine a conçu un tableau dont la partie inférieure du cadre dissimule une déchiqueteuse.  Se pose la question de qu’est-ce que l’art et de sa transmission. N’est-ce pas là la géniale intuition d’un artiste dont la réalisation traduit si bien notre époque, celle de flux de messages numériques envoyés sous des pseudonymes, voués à disparaître dans les nuages de la noosphère des réseaux, effacés à peine lus, jamais relus, certaines applications les faisant disparaître systématiquement ? Une univers des informations sans transmission, de messages éphémères de toutes les banalités, les inutilités, les vulgarités, les violences, les rumeurs … on est loin du street art comme des autres formes d’art, en tout cas tels qu’institutionnalisés depuis les inventions des musées, depuis que les arts se trouvent offerts à tous. Là, une apparition éphémère sans transmission.

Alors qu’est-ce que l’art ? Qu’est-ce que la transmission ou ses modalités ? Est-ce que toutes les créations artistiques sont faites pour être transmises ?

Quand les artistes femmes et hommes peignaient les parois de Chauvet ou de Lascaux, était-ce pour des raisons purement artistiques, rituelles, propitiatoires ou décoratives ? Il fut un temps où des groupes de croyants effaçaient ces gravures et ces peintures païennes. Puis, non sans difficulté, des préhistoriens ont œuvré pour leur reconnaissance. Pour autant, est-ce que toutes les réalisations d’art rupestre ou mobilier venant de la préhistoire méritent le statut de réalisations artistiques ? En fait, seule une partie infime de toutes les créations artisanales et artistiques de nos ancêtres préhistoriques nous sont parvenues. Leur réalisation dans des caverne suppose une volonté de transmission. On sait que les parois des abris sous roche comme des entrées des grottes avaient été investies par ces artistes, hélas lessivées, érodées par des millénaires d’intempéries.

Bien que ce soit difficile à mettre en évidence, ces sites ont été revisités, parfois après de très longues périodes, pour autant que l’on puisse reconstituer ces traces de passages. Parfois, des représentations ont été reprises, d’autres superposées, comme les tableaux palimpsestes de nos plus grands peintres des siècles récents. Des sanctuaires pour rites d’initiation et transmettre les traditions culturelles ? Un magnifique plastron fait de centaines de coquillages, trouvé sur le squelette d’un enfant, atteste, par son usure sur une seule face, de transmissions au fil de plusieurs générations. Transmission d’un statut social certainement, comme les couronnes et les sceptres de nos monarchies.

Il en a été de même pour la reconnaissance des arts premiers, expression riche d’ambiguïté, le musée du Louvre et d’autres institutions classiques rechignant à y voir de l’art. La culture occidentale classique persiste encore a considéré qu’il n’y a pas d’art avant le « miracle grec ». L’expression « arts premiers » suggère que c’est de l’art des origines, non sans idée d’une sorte de progrès lui conférant un statut primitif. Rien de plus faux. Aujourd’hui, des artistes autochtones s’imposent depuis des décennies avec des œuvres contemporaines s’appuyant sur la transmission de longues traditions techniques, symboliques, esthétiques qui n’ont jamais cessé d’évoluer. Et, comme dans l’évolution, il y a eu des périodes où ses traditions artistiques ont failli disparaître pour diverses raisons : occidentalisation des sociétés, jeunes cherchant un autre avenir … Aujourd’hui, on assiste à un renouveau artistique parmi de nombreuses cultures. Est-ce que les motivations sont les mêmes ? Sans aucun doute la perpétuation de canons esthétiques et symboliques propres à ces cultures, avec leurs significations culturelles, mais qui ne sont qu’esthétiques voire décoratives pour les acquéreurs, même pour les amateurs les plus «anthropologiquement éclairés». Nombre de ces œuvres anciennes ou contemporaines entrent dans les musées, y sont préservées, mais qu’est-ce qui est transmis ? Un débat qui s’est amplifié avec le projet et la réalisation du musée du Quai Branly et non clos.

Cependant, comme pour les réalisations préhistoriques, est-ce que tout ce que les cultures dites encore traditionnelles ou racines méritent le statut d’oeuvre artistique ? Un changement d’appréciation qui passe du rien au tout en un siècle ; ambiguïté. Quand dominait l’idéologie occidentale du progrès et le colonialisme, ce n’était pas de l’art. Maintenant que l’on prend conscience que ces peuples disparaissent, tout au moins leurs cultures, c’est devenu de l’art ; étranges détours de la transmission pour les générations futures. Comme pour les peintres maudit morts dans la misère alors que leur tableaux se vendent aujourd’hui à des sommes astronomiques, les arts premiers doivent-ils aussi leurs appréciation et leur évaluation au fait que leur existence soit menacée ? Etrange transmission qui sort de sa culture pour se retrouver sous le regard de la cuture dominante et menaçante.

 Ce n’est pas un hasard si les mouvements de la peinture moderne ou contemporaine, se libérant de l’académisme plein du mépris des autres cultures, s’intéressent aux arts des peuples d’Afrique, d’Océanie, des Amériques depuis le XXe siècle, après les « expositions coloniales ». Le musée d’Orsay nous fait voyager sur cet itinéraire de l’art au XXe siècle au fil des étages ; musée situé pas très loin du Musée du Quai Branly sur la même rive droite de la Seine.

Si on se tourne vers les arts modernes, nombres d’œuvres d’une formidable diversité dans leurs modes de réalisation et de réalisation existent le temps d’une exposition ; à moins d’être réalisées à nouveau. Il n’y a pas transmission d’une œuvre, mais permanence de l’artiste.

Est-ce que les artistes de la grotte Chauvet, d’Altamira, de Lascaux et autres pensaient à la transmission, plus précisément, à quel type de transmission ? Est-ce que la chimpanzé Congo éduquée par Desmond Morris dont les tableaux se sont vendus plus chers que ceux d’Andy Warhol dans la même séance de vente aux enchères pensait à une transmission ? Est-ce que les robots artistes animés par l’intelligence artificielle, comme pour le tableau « La famille Belamy » ou encore « L’homme au chapeau noir » à la manière de Rembrandt sont des œuvres, ce que valide le marché de l’art ? Quelle que soit la réponse, faut-il les conserver et les transmettre ?

La question de l’art et de la transmission allait de soit selon les canons de la culture occidentale, confiante dans sa supériorité et de la pertinence de ses choix esthétiques. Non pas la découverte mais un autre regard sur les autres culture, actuelles et passées, bouscule ces certitudes. Les estampes japonaises, par exemple, deviennent des œuvres d’art en France et en Europe alors qu’elles ont un statut plus prosaïque et décoratif au Japon. Il en sera de même avec les arts préhistoriques, les « arts nègres » et des peuples autochtones, puis plus récemment avec quelques « artistes » animaux ou machines. La préhistoire, l’ethnographie, l’éthologie, la robotique ouvre un éventail toujours plus large et créatif des formes de créations, si ce n’est d’arts, non sans controverses, ce qui n’a rien de nouveau tant les querelles entre les écoles, les iconoclastes, oppositions entre les classiques et les modernes, les modes comme les nouvelles technologie – hier les photographie, aujourd’hui l’intelligence artificielle – participent de toutes les créations artistiques au fil des époques et des changements de civilisations comme des découvertes d’autres civilisations et d’autres cultures.

Si on n’arrive pas à s’entendre sur ce qu’est une œuvre artistique, comme cela pourrait être pour leur transmission ? Ma réponse : faisons en sorte de transmettre le plus largement possible toutes les formes de créations humaines, matérielles et immatérielles – comme les programmes de préservations des cultures immatérielle de l’UNECO, pour que les générations futures puissent en discuter. Arriveront-elle à une réponse ? J’en doute, et c’est tant mieux.

André LEROI-GOURHAN Préhistoire de l’Art Occidental Citadelle et Mazenod 1964.
Pascal PICQ (directeur) 100.000 ans de Beauté Gallimard 2009.
Pascal PICQ Sapiens face à Sapiens Flammarion 2019

Derniers livres parus :
Les Chimpanzés et les Télétravail. Vers une (R)évolution anthropologique ? Eyrolles 2021.
Et l’Evolution créa la Femme. Odile Jacob 2020.
S’adapter ou périr. Covid 19 : faire Front. Editions de l’Aube 2020.
Une époque formidable. Editions de l’Aube 2019.
Sapiens face à Sapiens. Flammarion 2019.