DÉCISIONS COLLECTIVES : BABOUINS JAUNES ET GILETS JAUNES

Préambule aussi nécessaire que prudent, je ne compare par les gilets jaunes à des babouins. Cette chronique s’intéresse aux prises de décisions collectives, à la démocratie et à leurs différentes formes. Car il existe des fondements naturels aux prises de décisions collectives, bien plus répandues qu’on n’a tendance à s’en rappeler, que ce soit dans les affaires humaines comme dans les sociétés animales. Et parmi les plus intéressantes, il y a les babouins jaunes d’Afrique, plus connus sous le nom de Papio cynocephalus.

Dans la diversité de nos activités, de nos fonctions et de nos responsabilités, nous sommes très souvent amenés à prendre des décisions collectives par le truchement de différents types de votes et les règles admises ou imposées (quorum, unanimité ou pas, consensus, à main levée ou par bulletin …) comme dans les associations (loi de 1901), les conseils d’administrations, constitutionnels ou scientifiques, les Assemblées et leurs commissions, les conseils municipaux ou régionaux, les jurys littéraires, artistiques … En fait, les décisions collectives sont plutôt la règle que l’exception, même dans nos familles depuis la fin du pater familias, et ces exceptions concernent les entreprises, les administrations et les gouvernements. Autrement dit, ce sont des questions de gouvernances.

Depuis quelques décennies, une certaine mode plébiscite l’intelligence collective, les entreprises libérées, les démarches citoyennes … On a l’impression que l’on sort d’une longue hibernation des décisions collectives ou que les citoyens ont trop longtemps été privés de ce droit fondamental, ce qui n’est pas tout à fait faux dans le domaine des affaires publiques. N’est-il pas surprenant de constater le manque de réaction des citoyens, nous, quand depuis plus de deux décennies des responsables affirment qu’on ne peut pas nommer à des postes ministériels des « personnalités de la société civile ». C’est tout simplement un déni des fondements de nos démocraties et le signe de l’obsolescence de la gouvernance.

L’élection d’Emmanuel Macron s’est fondée, en partie, sur ce constat et de la nécessité de renouveler l’assemblée nationale saturée de « professionnels de la politiques » de plus en plus « hors sol ». La majorité des députés de La République en Marche vient de la « société civile », mais sans expérience de mandat électif pour la majorité d’entre elles/eux. Par ailleurs, le président et le premier ministre ont nommé des « ministres techniques », qui ne sont pour autant dénués de qualités politiques. Mais la conséquence est que la gouvernance se concentre sur la présidence, même le premier ministre ne semble plus servir de fusible. Alors quand le mécontentement se manifeste, c’est directement envers le président, d’autant que les autres fusibles malmenés, comme les maires, campent sur leur réserve, et on les comprend.

Alors, faut-il changer la Ve République et la présidentialisation de sa gouvernance ? Notre culture entretient une image du chef mâle nantis de tous les attributs du pouvoir. Le mâle alpha est l’alpha et l’oméga de la gouvernance. D’ailleurs, n’est-ce pas un fait de nature et universel puisque les animaux vivant en groupes sociaux sont dirigés par des mâles ? La réalité éthologique se révèle bien plus complexe, même chez les espèces comme les gorilles, les babouins hamadryas ou les macaque rhésus dominées par des mâles.

Les décisions vraiment collectives s’observent chez les espèces vivant des groupes composés de plusieurs femelles et mâles adultes et, faut-il le préciser, les plus intelligentes et les plus adaptatives. Les macaques des Célèbes sont connus pour la qualité de leurs relations sociales et leur tolérance. Si les mâles semblent jouer un rôle prépondérant, les décisions collectives se corrèlent moins à leur rang hiérarchique. Elles résultent de chorégraphies complexes entre des individus proposant différentes directions de mouvements et tentant d’être suivis. Le choix de la direction dépend de la majorité de la troupe, ce qui inclut les femelles et leurs clans ; et les plus dominants acceptent la décision collective. Il en va de même chez les singes capucins d’Amérique du sud, connus pour leurs intelligences sociales et économiques. Chez les bonobos, dont la gouvernance repose sur une gynocratie, les femelles influent sur les choix collectifs. Quant aux autres chimpanzés, très politiques, la dominance du mâle alpha est tempérée par les différents clans, notamment de femelles, et de nombreuses décisions collectives, comme une partie de chasse ou la formation d’un commando pour agresser des voisins, se font sous la direction d’individus reconnus par leurs compétences. Et les babouins jaunes ? Dans ces groupes composés de femelles apparentées et de mâles venant d’autres groupes (non apparentés), la chorégraphie de la décision collective passe par un premier quorum d’un nombre suffisant d’individus pour une direction, puis d’un second quorum avec l’ensemble du groupe. Même les très machistes hamadryas adoptent ce type de décision.

L’article 2 de la Déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen évoque des « droits naturels et imprescriptibles ». On avait oublié les droits aux décisions collectives qui, il faut le rappeler, sont une question de gouvernance et pas que de régime politique. Est-ce que les sujets du roi sous l’ancien régime n’avaient pas plus de possibilités de prises de décisions collectives que dans les dérives politico-administratives de notre république ? Ce n’est pas en changeant de république qu’on résoudra cette question fondamentale.

Dans une phrase célèbre, Darwin avait dit « qui a compris le babouin contribue plus à la métaphysique que Locke ». Quand on sait l’importance de Locke sur les fondements de nos démocraties modernes, on peut reprendre le propos en disant que « qui aura compris les babouins jaunes contribuera plus à l’évolution de la gouvernance ».