RE-COMMENCER, POURQUOI, COMMENT ?
Et que voit-on en se plaçant sur les épaules de Darwin ?

D’abord, avant de parler de re-commencement. Il faut peut-être bien s’entendre sur d’où l’on doit re-démarrer. Et si nous remettions cette crise dans une perspective de très longue durée ? Nous n’avons cessé d’entendre que cette pandémie était un phénomène sans précédent.  C’est vrai non seulement pour l’époque mais aussi à l’échelle de notre espèce ?

D’abord merci pour le joli titre de cet échange et heureux de retrouver l’Académie EY des entrepreneurs. Car, depuis ma dernière participation, le monde a beaucoup changé. A cette époque – nous étions à Tolède ou Séville – on ne parlait pas de révolution numérique et, même si on en discutait déjà beaucoup, on ne prenait pas en compte ou on n’avait pas conscience de profond changements affectant le climat et les biodiversité et, plus ennuyeux encore, les changements socio-économiques de nos sociétés et encore moins des entreprises.

Nous étions encore dans le mirage de la mondialisation heureuse et l’ambiance était au feel good et au bonheur au travail (EY 2013). En 2016, le thème de l’académie était le monde dans 20 ans. Toujours instructif de revisiter les exercices de prospectives à rebours.

En tant qu’anthropologue évolutionniste, je n’aurais pas fait mieux ; en tout cas pas pire. On ne peut pas prévoir ce que sera l’évolution. Ayant dit cela, elle s’articule à partir d’une situation antérieure qui délimite les transformations possibles : ce sont les contraintes phylogénétiques.

On vit sur les adaptations du passé et c’est à partir d’elles que s’établissent les adaptations à venir.

Deuxième enseignement : même si je travaille dans le temps long, les temps de l’évolution ne sont pas uniformes. L’évolution de la vie et des espèces n’a rien d’un long fleuve tranquille avec l’accumulation progressive d’améliorations. Charles Darwin pensait cela, ce qu’on appelle le gradualisme que l’on retrouve dans l’idéologie du progrès et – en France plus qu’ailleurs – avec le dogme de la conservation des acquis.

Je rappelle que Charles Darwin appartient à la famille qui – avec son grand-père Erasmus, ami d’Adam Smith et de Benjamin Franklin – invente la révolution industrielle à la fin du XVIIIe siècle et que Charles, le petit-fils, s’inscrit dans la grande construction de l’idéologie du progrès : une conception linéaire, cumulative, mélioriste et sans limite de la condition des sociétés humaines.

Cette idée est contestée dans son bureau même par son ami Thomas Huxley le veille de la publication de L’origine des espèces au moyen de la sélection naturelle, le 29 novembre 1859 tandis qu’à la même époque Karl Marx fustige la théorie de Darwin et plaide pour des changement radicaux, la Révolution. Mais il y a un point commun, la croyance dans un progrès sans limite, Thomas Malthus étant passé aux oubliettes.

C’est dans les années 1980, autour de Stephen Jay Gould, qu’on édifie les bases des théories actuelles, celle dite des équilibres ponctués et évo-dévo. Il faut en retenir les concepts suivants :  L’évolution procède selon des périodes de relative stabilité, d’autres d’évolutions qu’on peut qualifier de progressives – ce sont les équilibres – entrecoupées de phase rapides de changements, les ponctuations ou crises.

Au cours de ces ponctuations intervient la sélection naturelle qui élimine une partie des populations et des espèces mais, et c’est très important, ne crée rien. Elle sélectionne sur les tendances émergentes ou signaux faibles, redessinant de nouveaux écosystèmes dans lesquels changent la répartition relative des populations et des espèces déjà présentes.

Par exemple : la passage des écosystèmes des dinosaures à ceux des mammifères et des singes

Si on peut parler de recommencement, il ne s’agit aucunement de réinitialisation et encore moins de retour en arrière, comme l’idée étrange d’un point de vue évolutionniste de décroissance, ce qui vaut aussi pour la croissance puisqu’on a changé d’(éco)système.

Et c’est exactement ce que nous vivons actuellement : des facteurs et des tendances émergentes depuis une dizaine d’années pour les entreprises, l’économie et nos sociétés – les facteurs endogènes du changement – qui se trouvent sélectionnés brutalement par un facteur exogène – la covid 19. Et cette dernière a agi exactement comme la sélection naturelle envers les personnes et les systèmes sociaux défaillants.

Ce n’est pas la première fois que la lignée humaine et notre espèce Sapiens traverse une telle crise, sauf que l’on se croyait dégagé des processus naturels de l’évolution, auxquels s’ajoutent les processus techno-culturels spécifiques à notre lignée.

La « crise » actuelle résulte de l’affirmation de tendances, certes minoritaires jusque-là, pourtant bien identifiées mais mal appréciées des prospectivistes, des économistes et des politiques comme de l’intensification des changements dans la « nature » pour le climat et les biodiversités. La conjonction des deux a provoqué la ponctuation actuelle

  • L’un des effets du fait que «  l’évolution nous a rattrapés », pour reprendre tes mots, c’est la crise de l’idéologie du progrès et plus particulièrement de ses excès.

Souvenez-vous, il y presque 30 ans, Francis Fukuyama annonce La fin de l’Histoire et la fin de l’Homme, c’est la mondialisation heureuse, le village mondial et la fin du travail avec Jeremy Rifkin. Tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes possible. La chute du mur de Berlin, le triomphe de l’économie de marché et les flux de biens et des services annoncent un nouvel état du monde avec en filigrane le développement du bien-être et du bonheur au travail. C’étaient les thèmes des dernières académies EY.

Quant aux scientifiques conscients des bouleversements climatiques et écologiques en cours, on les fustige d’alarmistes, de déclinistes … etc.

En effet, comme tu l’as bien dit, on arrive au paroxysme de l’idéologie du progrès et ce n’est pas un hasard si ce terme s’efface, dans ces occurrences, devant celui d’innovation (Etienne Klein et Gérard Bronner). Le basculement dans une économie de l’innovation nous fait entrer dans les mondes darwiniens.

Quelles étaient ces tendances endogènes ? D’abord, une spécificité de l’adaptabilité de la lignée humaine qui repose sur une ses innovations techniques et culturelles et une formidable plasticité morphologique, physiologique et cognitive.

Pour notre époque, c’est la formidable évolution de ma génération pour la taille corporelle, la santé, l’espérance de vie, l’instruction (QI), la culture, les libertés avec la consommation et les voyages (tourisme de masse). Je rappelle que ces transformations se sont faîtes avec les mêmes pools génétiques. Quel succès, et le reste du monde s’aligne sur ce modèle alors même qu’il arrive à ses limites démographiques et écologiques puisque depuis ma naissance la population mondiale a été multipliée par 3 et on sait ce qu’il en est pour les dérèglements climatiques, les écosystèmes et les biodiversités.

Quel succès ! Seulement il faut ajouter un troisième facteurs à la nécessité de s’adapter : il y a les facteurs endogènes à la fois biologiques et culturels ; il y a les facteurs exogènes (négligés ou ignorés) et le succès. Plus une espèces se déploie à la fois écologiquement et démographiquement, plus elle modifie les conditions de son succès et, de fait, en persistant sur ces adaptations du passé, elles deviennent des mal-adaptations et c’est la crise. Nous y sommes.

Pour illustrer ce propos, le réussite des entreprises centenaires réside justement dans leur culture du changement quand tout vas bien ; ce qui se traduit dans mon domaine par l’aphorisme du la Reine rouge : il faut courir le plus vite possible pour maintenir sa place.

Ce n’est un hasard si, vendredi prochain, je serai à l’Assemblée nationale pour un « procès du progrès » et le lendemain au Sénat autour des promesses du capitalisme numérique.

  • Cette crise n’est-elle pas celle de l’hubris des sociétés industrielles (qui en arrivait à faire une ellipse sur la cohabitation avec la nature) et des baby-boomers en particulier ? Un rappel brutal que le sujet oblige, oblige notamment à devoir s’adapter.

La bonne nouvelle, c’est que nous n’avons jamais eu autant les moyens de changer de modèle, mais à condition de comprendre ce qui se passe. Et c’est là tout le problème avec les sociétés humaines : des représentations qui s’appuient plus sur les acquis et le succès, confondant la fin d’un monde avec l’avènement d’un autre monde. C’est la problématique schumpetérienne de la destruction créatrice : on voit les destructions à l’aulne d’un monde arrivé à bout de souffle plutôt que d’envisager l’édification d’un autre monde. On pourrait dire que c’est humain, mais en fait un trait psychologique partagé avec les singes et en référence aux travaux de Daniel Kahneman – prix Nobel d’économie 2012 – : face au changement, les humains comme les singes préfèrent consolider leurs acquis ou préfèrent faire des paris sur les pertes, mais peinent à imaginer les nouveaux gains …

A cela s’ajoute les conséquences de la mondialisation avec des flux de personnes comme jamais dans l’histoire de l’humanité, à la fois pour des raisons professionnelles, privées et touristiques. L’exploitation toujours plus en profondeur des écosystèmes ont mis des populations humaines en contacts avec des agents pathogènes qui, jusque-là, n’étaient connus ou pas connus qu’à un niveau très local. Et pourtant : le SIDA, Ebola, le SRAS et autres saloperie virales étaient connues. Ce qui est arrivé avec le Sida s’est déployé avec la covid 19, le coronavirus ayant fait le tour de monde en moins de 24 heures.

Et comme les populations humaines n’ont jamais coévolué avec ces coronavirus, personnes n’est à même du dire comment cela va évoluer dans les années qui viennent.

  • Au-delà de la crise sanitaire, nous voyons bien que l’un des choses réclament un « re-commencement » est le fameux « faire  société », cette polarisation de société de plus en plus polarisées, en France ou ailleurs, autour des questions d’inégalités comme d’identité(s). Mais vous nous dites que c’est une crise des centres et pas des périphéries comme on l’entend si souvent…

Sans jouer les prospectivistes à rebours, ce que nous vivons était parfaitement prévisible.

-D’abord la bipolarisation de nos sociétés. Depuis deux décennies, on assiste à l’érosion des classes moyennes inférieures et maintenant moyennes. (cf. mes livres d’entretien avec Denis Lafay aux Editions de l’Aube et Jérôme Fourquet et Jean-Laurent Cassely La France sous nos Yeux). Le modèle des Trente glorieuses se fonde sur l’instruction et le développement des classes moyennes. D’un point de vue évolutionniste, une population est bien adaptée à leur environnement quand ses caractères se distribuent autour d’une moyenne avec un faible écart-type ; la courbe en cloche ou de Gauss. Mais, à l’exemple canonique des pinsons des Galapagos ou de Darwin, quand l’environnement vient à changer, ce sont les individus dans la moyenne qui disparaissent alors que la population se scindent en deux pôles séparés ; on passe du dromadaire au chameau. Là aussi, la pandémie a accentué ces tendance entres les métiers dits de premier ou second rangs – première bosse – et les autres pour des professions plus diplômée et STEM – sciences, technologiques, ingénieur, mathématiques –  avec de meilleures rémunérations et plus susceptibles de se faire à distance – la deuxième bosse.

La crise des gilets jaunes, le retour des populismes, les craintes du remplacement par les machines ou de l’immigration résultent de ces changements.

On avait cru que les pays encore dits émergeant – les BRICS – connaîtraient aussi un fort développement de leurs classes moyennes. Pas du tout. Cette bipolarisation se retrouve dans les offres du marché : dans tous les domaines – voitures, distribution, vols, habillement …- on a soit des offres low cost soit des offres high cost. Les industries du luxe ne se sont jamais aussi bien portées. Pour revenir aux BRICS, où sont les classes moyennes ?

On retrouve la même situation pour les métiers et les revenus. Pour le télétravail, il en va de même et la crise de la covid 19 a montrer ce qu’il en est entre les personnes avec des métiers de premier et de second rangs et les autres.

Et on n’a pas de modèle pour proposer une autre société ; ce qui se traduit dans les résultats des élections.

  • Et que fait-on maintenant ? Le Forum économique de mondial avait évoqué un « great reset » lors de sa dernière édition. Mais la question est-elle de recréer ou d’amplifier la logique de transformation ?

Avant de répondre à la question, le Forum économique mondial précédent avait pris pour thème « écosystème ». Je me souviens aussi de l’article du Docteur Schwab qui dénonçait la doctrine Milton Friedman sur la raison d’être des entreprises : rémunérer les actionnaires.

Changement de paradigme pour les entreprises et l’économie. La covid 19 a, là aussi, amplifié ce qui était une tendance émergente. Par-delà les injonctions sociétales faîtes entreprises pour âtres plus responsables socialement et environnementalement – pressions externes -, il y a avait déjà un débat de fond engagé dans le cadre même du capitalisme entrepreneurial ; le débat stakeholders versus sharehodlers (The Economist, HBR …).  Autrement dit, si le libéralisme entrepreneurial a triomphé, il devient de fait co-responsable de la suite de l’évolution en train de se faire. Les entreprises ne peuvent ne plus les ignorer pour diverses raisons : éthiques, les clients…

Hier, André Comte-Sponville évoquait les intérêts bien compris qui font le tissu des relations entres les individus d’une société. Pour les entreprises : en interne, les clients, les fournisseurs, le actionnaires. En d’autres termes, l’écosystème des parties prenantes internes et externes.

On appelle cela l’altruisme et l’altruisme intéressé en éthologie ; c’est universel. La pensée libérale fondamentale est d’essence au désespoir d’un pensée naïve de gauche qui, au passage, ignore que le libéralisme émerge à gauche à la fin du XVIIIe siècle.

Les trois ateliers s’adressent à ces problématiques. Il y  Rencontre des trois écosystème : urbanisation, nature et numérique.
Au fait, pourquoi, depuis à peine deux décennies ? Nous avons changé de monde en 2007 Innivation, monde darwinien et Terre redevenue plate.
L’idée d’écosystème n’est pas nouvelle dans le monde économique et entrepreneurial. Mais sa compréhension et ses implications sont très différentes de nos jours.
Car si de profondes transformations sociétales enjoignent les entreprises à changer sur des problématiques environnementales, une partit croissante des entreprises étaient déjà engagéés.

Mon livre de 2011  Capitalisme numérique

  1. Si tu n’intègres pas forcément les notions suivantes dans ta ou tes réponses aux questions précédentes, relances de ma part possible sur des notions que tu as évoquées hier et qui ne peuvent que «  parler » à notre public : Relances possibles sur la logique entrepreneuriale mondiale et la dimension de responsabilité sociétale des entrepreneurs, sur la fin d’une vision occidentalo-centrée du monde, et sur l’idée que l’évolution ne pourra se faire que par une prise en compte accrue des diversités.
  • Question de clôture (subsidiaire : selon temps) : dans ce grand chambardement : vois-tu de possible risques d’un effondrement de cette civilisation, comme d’autres ont disparu par le passé, comme il en était question dans un livre qui nous a marqués, « Effondrement «  de Jared Diamond ?

Nous sommes entrés dans un nouvelle phase de l’évolution humaine et à l’échelle mondiale.  La terre plate.

Déforestation ; restructuration de l’habitat ; problèmes des sols (salinité, érosion, perte de nutriments et biodiversités …) ; gestion et pollution de l’eau et de l’air ; pèche excessive ; espèces invasives, croissance démographique et impact ou empreintes écologiques croissantes des humains.

Je ne souscris pas aux thèses écologistes déterministes de Jarred Diamond Cependant, selon une approche très anglo-saxonne basée sur les faits, les comparaisons enres les civilisation qui ont disparues dégage la récurrence des faits suivants :

Déforestation ; restructuration de l’habitat ; problèmes des sols (salinité, érosion, perte de nutriments et biodiversités …) ; gestion et pollution de l’eau et de l’air ; pèche excessive ; espèces invasives, croissance démographique et impact ou empreintes écologiques croissantes des humains.

Nous y sommes. D’où l’importance d’une approche écosystémique. Un pensée par très simple qui nous renvoie à la pensée complexe d’Edgar Morin.