D’HOMO ERECTUS À HOMO NUMERICUS
Est-ce que notre cerveau est au bord de la disruption ? Comment ne pas devenir fou, pour reprendre le sous-titre de l’essai de Bernard Stiegler qui fustige le tsunami numérique et informationnel qui bouscule la tradition humaniste, pour ne pas dire l’humanité ? Est-ce que nos cerveaux hérités du Paléolithique ne risquent pas un burnout généralisé ? Les neurosciences se trouvent face à un immense enjeu cognitif avec les cerveaux et les machines connectées amplifiant sans cesse leurs interactions. Quelles sont les limites avant l’explosion neuronale ?
Notre cerveau procède d’une longue évolution avec les contingences des environnements naturels – banalité – et surtout d’une coévolution particulière propre au genre humain ou Homo depuis deux millions d’années avec nos environnements techniques et culturels.
Les primates et tout particulièrement les singes possèdent des cerveaux plus gros, à la fois en tailles absolue et relative. C’est lié à la complexité de leurs habitats en trois dimensions dans les canopées et la complexité de leurs relations sociales ; on parle de cerveau social. Contrairement à la tradition dualiste qui a la peau dure au pays de Descartes, les sciences neurocognitives ont montré combien le développement de nos capacités cérébrales « coévoluent » avec nos habitudes alimentaires (microbiote), nos activités physiques (la marche), nos relations sociales et les usages des objets techniques (vision et manipulations). Ces caractéristiques adaptatives sont très développées chez les singes, encore plus chez les grands singes et, bien sûr, chez les humains. Le confinement et la distanciation sociale ont mis brutalement en exergue ces facteurs associés à nos capacités et nos bien êtres cognitifs.
Cela ne fait pas très longtemps que l’on comprend l’importance des objets techniques et de leurs usages sur le développement de nos capacités cognitives. L’invention du feu et de la cuisson a permis de franchir un plafond physiologique qui limitait la taille du cerveau. Avec cette innovation, les premiers vrais humains, les Homo erectus, acquirent une plus grande taille corporelle et cérébrale, à la fois en taille relative et absolue, celle-ci doublant en un million d’années (de 600 à 1200 cc). Homo jouit d’une adaptabilité lui procurant une puissance écologique telle qu’il finit par s’implanter dans tous les écosystèmes. Aucune espèce n’a accompli une telle expansion dans l’histoire de l’évolution.
Vers la fin de la préhistoire, au Paléolithique moyen (350.000 à 40.000 ans av. J.C.), cohabitaient trois espèces toutes aussi humaines : les Sapiens (nous), les Néandertaliens et les Denisoviens. La taille de leurs cerveaux se situait entre 1.500 et 1.700 cc, bien plus que notre cerveau actuel avec 1.340 cc en moyenne. Même s’ils étaient plus corpulents, il y a eu une diminution de la taille absolue et relative de notre cerveau ! Quand et comment ? Avec les inventions des agricultures. Des régimes alimentaires reposant sur une moindre diversité de ressources, la sédentarité, l’invention des travaux pénibles, les concentrations urbaines propices aux épidémies et l’émergence de maladies civilisationnelles – nos maladies infantiles viennent de là – contribuent à une diminution de la taille corporelle, à une perte drastique de la robustesse musculosquelettique et une diminution de plus de 200cc du volume cérébral.
Depuis, notre cerveau, qui reste fondamentalement le même depuis Cro-Magnon, s’adapte sans cesse aux environnements crées par ce que les humanistes et les progressistes appellent le génie humain. En d’autres termes, le cerveau et ses capacités cognitives doivent s’adapter aux conséquences de leurs inventions ; un système autocatalytique d’une adaptabilité jamais égalée dans l’histoire de la vie.
Il en est ainsi depuis le paléolithique, avec une accélération des changements socio-économiques au cours de l’histoire des civilisations, très inégale dans les différentes parties du monde, mais devenue uniforme au XXIe siècle avec la mondialisation, l’urbanisation et les réseaux numériques.
Plus personnellement, en tant que baby-boomer fils de maraîcher, je suis passé du Néolithique au monde des intelligences artificielles avec le même cerveau et en un demi-siècle. J’appartiens à la première génération qui, avec le même cerveau, a connu, connaît et va connaître plusieurs transformations technologiques et sociétales, et à l’échelle de toute l’humanité. Nous sommes dans une nouvelle phase de l’évolution de l’humanité et, comme toujours dans l’évolution, pour le meilleur et le pire, l’évolution étant toujours un compromis.
Est-ce que Sapiens va s’adapter à lui-même et, plus particulièrement, est-ce que notre cerveau va s’adapter à lui-même ? Les réseaux sociaux et les usages abusifs des écrans affectent considérablement tous les facteurs coévolutifs associés à l’évolution et au développement du cerveau : activités physiques et postures, alimentation, convivialité, relations sociales … Plus grave, le symptôme de la « civilisation du poisson rouge » avec une intensité non maîtrisée des sollicitations via les écrans, ce qui affecte déjà le développement cognitif et social des enfants. Le cerveau ne connaît plus de repos, le précipitant dans un behaviorisme numérique. Les pertes qualitatives et quantitatives du sommeil et de l’attention deviennent de plus en plus inquiétantes. Comment va se transformer le cerveau d’Homo numericus ?
Depuis le Paléolithique, notre cerveau a co-évolué aussi avec les formes d’expressions symboliques qu’il a inventées : langage, cosmétique, art, écriture, cinéma, télévision… aujourd’hui les réalités augmentées et virtuelles. Mais il y a une autre évolution neuronale en cours : celle de l’intelligence artificielle. Ce qu’on appelle l’IA moderne avec l’apprentissage machine et l’apprentissage profond s’inspire des structures des neurones et des réseaux de neurones – bio-inspiration – dès les années 1940, avant même que ne soit inventé le terme d’intelligence artificielle. Nos cerveaux sont de plus en plus en interactions avec d’autres formes d’intelligences, créant de nouveaux environnements cognitifs. Plus que les questions d’intelligences augmentées, ce sont les interactions avec ces autres formes d’intelligences qui seront les plus stimulantes pour nos capacités cognitives. On ne cesse de parler, en effet, de remplacement par des machines ou d’augmentation de nos capacités existantes. Par exemple, et contrairement à l’IA symbolique ou classique, les analyses de données avec les logiciels de l’IA moderne déploient des formes d’induction jusque-là limitées par nos capacités cognitives. Nous entrons dans les mondes de l’induction. Mais, en fait, est-ce si différent des aptitudes cognitives des peuples traditionnels avec leurs connaissances de leurs environnements complexes, comme les forêts tropicales ? Est-ce que les formidables moyens technologiques dont nous disposons ne tendent pas à atténuer, voire négliger, une partie de nos capacités cognitives de nos ancêtres ? Sans aucun doute, mais nous en développons d’autres et en retrouvons d’autres.
En fait, qu’importe l’environnement dans lequel nous vivons à condition de stimuler nos cerveaux, ce qui passent par ce qui a toujours fait son évolution en association avec les facteurs alimentaires, physiques et sociaux. Le pire danger vient de ces projets transhumanistes qui prétendent se substituer à tous ces facteurs coévolutifs. Par-delà les projets de neurones connectés aux réseaux (Neuralink et autres), il importe de comprendre que notre cerveau est une fabuleuse machine à s’adapter à du nouveau, à faire du nouveau et, plus que tout, à interagir avec d’autres intelligences, qu’elles soient humaines, animales, environnementales ou artificielles.