Dans son nouvel essai, Comment la modernité ostracisa les femmes (Odile Jacob), Pascal Picq pose son regard de paléoanthropologue sur les conditions dans lesquelles s’est faite l’évolution des femmes de la Renaissance à aujourd’hui. Son constat, volontiers provocateur, est sans appel : « L’idéologie de la domination masculine a œuvré avec une efficacité redoutable pour rendre les femmes invisibles. » Il s’explique.
ENTRETIEN. Le paléoanthropologue Pascal Picq pointe une misogynie instituée depuis la Renaissance pour écarter les femmes des affaires de la cité. Pas tendre.
Le Point : Dans un précédent ouvrage intitulé Et l’évolution créa la femme, vous décortiquiez les dessous machistes de la préhistoire. À lire votre nouveau livre, l’ère moderne ne semble guère plus égalitaire…
Pascal Picq : Selon les canons de l’Histoire que l’on nous enseigne, la modernité traduit un formidable progrès pour notre civilisation, et même pour l’humanité. Si cela vaut pour les hommes, les femmes sont méprisées et tenues à l’écart de cette évolution. Le tableau est effroyable. La modernité, qui signe le triomphe de la raison avec l’émergence de la philosophie rationnelle et des sciences dites modernes, ou encore la découverte de la nature, est possédée par la misogynie.
Si, au XVIIIe siècle, on appelle les mammifères « mammifères », c’est pour rappeler aux femmes leur fonction primordiale.
Au nom de la raison, les femmes se trouvent méthodiquement écartées des affaires de la cité dans le cadre de l’édification de l’État moderne, renvoyées dans leur condition naturelle qui leur nie toute possibilité de s’en libérer. La « nature » et la « raison » sont les deux concepts agités pour les discriminer. Au fil des siècles, leur condition se dégrade en raison de leur corps, de leur sexualité, de leurs cycles… Si, au XVIIIe siècle, on appelle les mammifères « mammifères », c’est pour rappeler aux femmes leur fonction primordiale.
Selon vous, l’ascendance de la bourgeoisie sous la Renaissance, l’essor du commerce, les débuts de l’industrie, ont concouru à écarter les femmes des affaires de la cité…
On pourrait pointer un doigt accusateur sur l’Église catholique, mais cette institution n’est pas la seule responsable. Loin de là. Le développement du capitalisme commercial et de la famille bourgeoise y participent effectivement aussi, en interdisant aux femmes l’exercice du métier de clerc et l’accès aux universités. Cette entreprise d’évincement frappe également celles des classes ordinaires, privées de leurs savoirs traditionnels en obstétrique, en médecine ou en pharmacologie. Elles deviennent, comme les guérisseuses, les principales victimes des chasses aux sorcières. On évalue entre 60 000 et 200 000 le nombre de suppliciées pour sorcellerie, plus encore dans les pays réformés, jusqu’à la fin du XVIIIe siècle. Par ailleurs, la Renaissance est marquée par une révolution anthropologique majeure : l’homme est placé au centre du cosmos, inscrit dans une volonté de dominer la nature, dont les femmes. Ainsi est née une misogynie « moderne » séculaire, qui s’ajoute à celle philosophique et religieuse, plus ancienne, et qui a rendu les femmes invisibles au cours de la modernité.
La place des femmes dans l’économie sous la Renaissance serait ainsi sous-estimée…
Tout commence en Europe. Les hommes européens découvrent des sociétés d’Afrique, d’Asie, d’Amérique, où les femmes détiennent des pouvoirs économiques, politiques et sacrés importants. Elles vont même parfois aider les Européens à s’y installer. Les femmes, principales productrices de biens agricoles, artisanaux et textiles, vont contribuer à ce que j’appelle la première mondialisation moderne. Mais, au fil du temps, elles perdent leurs positions dominantes au profit des hommes, l’influence des sociétés patriarcales occidentales finissant par atteindre ces sociétés plus égalitaires.
Au XIXe siècle, les sciences naturelles et l’anthropologie fournissent des travaux pseudo-scientifiques pour attester la faiblesse des femmes.
Vous soulignez que le Code civil de 1804 est le point d’orgue d’une longue dérive « contre les femmes »
Le XIXe est le siècle le plus discriminant envers les femmes. Si le Code Napoléon a unifié les droits en France et s’est répandu dans les États développés de l’époque, il a aussi infantilisé les femmes. En conséquence se met en place une organisation sociale et politique qui confine les femmes au foyer, où elles s’attellent à leurs fonctions maternelles et domestiques. Plus grave, les sciences naturelles tout comme l’anthropologie fournissent des travaux pseudoscientifiques pour attester leur faiblesse et ainsi justifier leur ostracisation. En parallèle émerge un récit universel et hiérarchique de l’évolution des populations humaines avec l’idée d’un matriarcat ancestral qui, à l’aube des civilisations, s’efface devant l’affirmation des patriarcats avec, au pinacle, l’avènement de l’homme occidental. Une sorte de loi naturelle ou anthropologique admise, mais jamais explicitée, ni par les philosophes ni par les anthropologues.
Mais le siècle dernier a permis de remarquables progrès…
Bien sûr. Le XXe siècle se présente comme celui de la libération des femmes avec l’obtention du droit de vote et des droits civiques. C’est moins évident dans les détails. La libération des mœurs durant les Années folles et quelques avancées sur les droits occultent la montée des régimes virils. L’occupation pendant la Seconde Guerre mondiale a provoqué une terrible vexation chez les vaincus. Le régime de Vichy fait porter la responsabilité aux femmes. À la Libération, des hommes se déchaînent contre des femmes accusées de « collaboration horizontale ». N’idéalisons pas les Trente Glorieuses, cette période de forte croissance post-1945. Les femmes sont alors représentées heureuses, au foyer, entourées d’électroménager, mais les films, le monde politique, l’économie transpiraient la testostérone. Le plus incroyable est qu’on a projeté ce modèle dans la préhistoire : les femmes à la grotte et les hommes à la chasse. Cette bêtise anthropologique persiste encore.
Aux États-Unis, l’annulation de l’arrêt sur le droit à avortement n’est que le début d’une réaction aggravée par la crise du Covid-19.
Ne voyez-vous pas un peu trop le verre à moitié vide ?
En 2017, sur les 87 000 femmes tuées à travers le monde, 50 000 l’ont été dans un cadre privé. La majorité des hommes, eux, sont tués en dehors de la sphère privée. Quelque chose ne va pas dans la tête de Sapiens vis-à-vis des femmes, et il est important de ne pas oublier que dès que les sociétés vivent une crise, elles le font payer aux femmes. Aux États-Unis, l’annulation de l’arrêt sur le droit à avortement n’est que le début d’une réaction aggravée par la crise du Covid-19.
Certains accusent le capitalisme. Est-il particulièrement coercitif envers les femmes ?
Contrairement à une analyse marxiste réductionniste, les systèmes économiques ne sont pas les causes premières de la discrimination envers les femmes. Quant au capitalisme, il émerge en Europe dans des sociétés patriarcales, empreintes d’une tradition anthropologique très discriminante envers les femmes. Ce système a-t-il accentué la domination masculine ? Si ce n’est pas le cas à la fin du XVIIIe siècle, ça l’est au XIXe et une partie du XXe. Aujourd’hui, le monde entrepreneurial est celui dont on peut le plus espérer en matière d’avancées.
L’avènement de la femme serait-il pour demain ?
La raison économique pourrait faire bouger la cause des femmes. Selon le cabinet McKinsey, la discrimination au travail envers les femmes nous coûte 12 000 milliards de dollars. Même le World Economic Forum le dit : il y a beaucoup de progrès possibles en matière d’égalité. En France, l’instauration de quotas de femmes dans les conseils d’administration avait agacé, mais cela a marché. Bien sûr, des efforts restent à faire. D’ailleurs, si les hommes collaborent de plus en plus avec des femmes à égalité de salaires, de compétences et de diversité, il faut aussi espérer qu’ils participent davantage aux tâches domestiques et éducatives… La prochaine révolution.
D’un point de vue évolutionniste, une espèce ou une société qui agit contre une reproduction de qualité est vouée à l’extinction.
Que pensez-vous des entreprises qui incitent leurs collaboratrices à congeler leurs ovules pour se consacrer à leur carrière ?
Un sommet d’imbécillité. Encore une fois, on postule que la nature des femmes est incompatible avec la sphère économique. À une époque où l’on n’envisage plus de carrières linéaires, ce genre de proposition n’a qu’une seule justification : ostraciser les femmes. La nature des femmes est une chose ; la déraison de la misogynie en est une autre. D’un point de vue évolutionniste, une espèce ou une société qui agit contre une reproduction de qualité est vouée à l’extinction. Plus les femmes sont instruites, plus elles sont libres d’enfanter selon leur désir, meilleure est l’éducation des enfants, et plus elles sont partie prenante des enjeux économiques, sociaux, culturels et politiques. La modernité se caractérise par la révolution démographique, qui n’est pas encore achevée. C’est l’enjeu anthropologique majeur pour l’humanité de demain.