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« La vraie question est dans le lien que nous voulons construire avec ces machines »

 
Paléoanthropologue et maitre de conférences au Collège de France, Pascal Picq s’intéresse aux théories de l’évolution et au comportement animal. Il a écrit plusieurs livres autour de l’I.A dont « L’I.A, le philosophe et l’anthropologue » (Editions Odile Jacob).

Dans votre dernier ouvrage, l’anthropologue que vous êtes resitue l’émergence de l’I.A dans l’histoire de l’humanité et des techniques. En quoi s’inscrite-t-elle dans le fil des grandes révolutions passées ?

L’homme s’est construit depuis deux millions d’années dans son lien aux outils. Le feu a modifié notre imaginaire en nous faisant cesser de redouter l’obscurité, l’invention de l’écriture a permis la transmission du savoir, la voiture a transformé notre environnement. Avec ces I.A néanmoins, nous passons d’un rapport à des outils dotés de fonctionnalités précises à des machines-cerveau qui interfèrent directement avec nos capacités cognitives et impactent directement tous les pans de nos vies collectives. C’est une rupture majeure.
 
Certains envisagent même le passage à une intelligence artificielle générale et autonome. L’histoire de l’évolution nous éclaire-t-elle sur la manière dont ces I.A peuvent se transformer ?
 
L’histoire de l’évolution nous apprend que ce n’est pas parce qu’un phénomène est arrivé que cela devait arriver et que les correspondances ne font pas loi. D’autant que les I.A ne seront jamais humaines – au mieux analogues. Il est bien possible de voir arriver, sans vraiment prédire comment, des formes d’entité intelligentes. On connait d’ailleurs déjà des I.A capables de se transmettre des instructions qu’elles transforment en tâches. Mais la vraie question est de savoir ce que nous qualifions véritablement d’intelligence…. Car ce qui compte au final n’est pas de savoir s’il y aura un « esprit artificiel » mais d’être et de demeurer plus intelligent. Ce qui suppose de savoir ce que l’on qualifie d’intelligent chez la machine mais aussi chez nous. 
 
« On est pris dans une forme d’enfermement narcissique »
 
Vous vous inquiétez beaucoup des craintes qui sont véhiculées autour de ces outils. Comment analysez-vous la montée de ces peurs ?
 
Nous voyons en effet une forme de guerre de tranchée s’engager et de nombreuses voix s’élever pour contester ces I.A, sans forcément y connaitre grand-chose. Pour moi, cette contestation se raccorde à un courant cartésien de pensée occidentale qui n’a eu de cesse de se méfier de toute autre forme d’intelligence. Je l’ai déjà rencontré dans les débats virulents sur l’intelligence animale – c’est d’ailleurs dans un pays de culture animiste, le Japon, que ces avancées technologiques sont les mieux intégrées. Cette difficulté récurrente à reconnaitre la diversité des intelligences nous fait non seulement prendre du retard dans la compétition autour des I.A, mais elle conduit surtout – et c’est plus grave pour moi- à empêcher un vrai questionnement sur notre lien à ces machines et à leurs évolutions.
 
Vous dites d’ailleurs que nous sommes de plus en plus pris dans une forme de dépendance narcissique à ces machines…
 
Oui et c’est tout le paradoxe car si l’on conteste philosophiquement la place qu’elles prennent, nous sommes de plus en plus dépendants d’elles. Les gens peinent à se situer vis-à-vis de ces machines car beaucoup restent dans un usage très personnel et individualisé de ces outils. Il y a une forme d’enfermement narcissique alors que l’on devrait travailler à culture partagée autour d’usages collectifs et de visions communes. Même la manière de fonctionner de notre cerveau est insidieusement rapporté aux capacités et modèles de fonctionnement de la machine. Dans les entreprises, l’évaluation des performances s’aligne d’ailleurs de plus en plus sur des indicateurs applicables aux machines.
 
« Les entreprises ont un rôle à jouer pour faire avancer les pratiques »
 
Qu’est-ce qui nous apparait important dès lors à mettre en avant pour changer d’approche ?
 
Au lieu de craindre les machines, nous serions plus avisés d’être critiques envers nos comportements vis-à-vis d’elles. Il me parait important de penser pour demain un modèle d’usagers « centaures » qui développent des pratiques technologiques sur un socle de savoirs communs plutôt qu’un modèle cyborg où l’apprentissage serait consubstantiel de la machine… Cela passe par un investissement dans l’éducation et une révolution anthropologique de l’école pour qu’elle sensibilise les jeunes générations au travail collectif autour de ces outils. C’est d’autant plus important que des études scientifiques montrent qu’il y a une vraie plus-value à les intégrer dans l’enseignement pour faire monter le niveau d’un certain nombre d’élèves.
 
Quel rôle les entreprises peuvent-elles avoir pour porter une telle vision ?
 
Les entreprises ont un rôle important à jouer pour faire évoluer les pratiques car elles sont très avancées dans le déploiement et l’implantation de ces outils. Il serait intéressant de pouvoir plus partager des exemples de réalisations qu’elles ont pu conduire et des approches innovantes qu’elles portent en matière de gouvernance ou d’organisations.