ALLERGIES : QUESTION D’ÉVOLUTION OU DE CIVILISATION ?

L’évolution récente des allergies, leurs diversités comme leurs intensités croissantes, indiquent un problème de mal-adaptation. Cela signifie que les populations humaines deviennent de moins en moins adaptées à leur environnement. On parle d’allergie civilisationnelle, en lien évidemment avec l’évolution toute aussi fulgurante des maladies civilisationnelles.

Depuis deux décennies, la question des allergies est devenue un sujet majeur dans le cadre de la médecine évolutionniste, approche encore trop négligée, notamment en France. La littérature anglo-saxonne utilise les termes d’evolutionary medicine ou darwinian medicine.  (Au passage, mieux vaut éviter médecine darwinienne dans un contexte francophone tant notre culture reste allergique à Darwin et aux théories de l’évolution, même en médecine. Cette allergie est moins grave dans les pays anglophones ou germanophones). Une perspective évolutionniste offre une compréhension très différente des relations entre les humains et les maladies. En simplifiant, on continue à considérer que nos pathologies, comme les maladies émergentes, proviennent de la nature ou, dit autrement, de contextes non humains. Ebola, la COVID 19 et autres renforcent cette conception. Mais rien à voir avec les allergies. En fait, les plupart de nos maladies proviennent des aptitudes très humaines à changer ses environnements. Les sociétés humaines modifient plus rapidement leurs milieux et leurs modes de vie que les capacités d’adaptation des organismes, à commencer par nos systèmes immunologiques.

On a très peu de données pour la préhistoire, tout simplement parce qu’on ne s’est pas posé la question et qu’on n’avait pas les moyens de les tester. C’est possible dorénavant avec la paléogénétique. Par exemple, il y a eu une sélection pour des gènes qui permettent de mieux tolérer les ambiances remplies de fumées. Plus charmant mais tout aussi ennuyeux, certaines prédispositions ou sensibilités à l’asthme résulteraient de l’introgression de gènes à cause des amours entre nos ancêtres Sapiens et les Néandertaliens (cf. J. of Human Genetics).

Mais les choses se gâtent vraiment avec les inventions des agricultures. Si quelques légumineuses ont fait partie des régimes de nos ancêtres avec des économies de chasse et de collecte, il en va tout autrement avec les céréales, les laitages et les animaux domestiques. Le favisme, une allergie aux fèves – qui ne sont pas des céréales – émerge au Néolithique, comme certainement les allergies au gluten ou certains oléagineux. Ce n’est pas que nos ancêtres préhistoriques n’ont pas consommé de tels aliments, mais ce sont les régimes alimentaires basés sur des consommations intenses de quelques nourritures qui provoquent des allergies chez des individus.

Il en va de même pour le lait et les allergies aux produits laitiers. Quand, il y a 6000 ans, des peuples d’Europe centrale et d’ailleurs ont basé leur alimentation sur le lait, ce régime a provoqué une sélection terrible chez les enfants ayant des systèmes génétiques intolérants au lactose. (La prévalence de ces allergies selon les régions d’Europe en fonction de la latitude correspondent aux immigrations des populations néolithiques agricoles vers 6.000 ans avant J.C. puis d’éleveurs vers 4.000 ans avant J.C.)

Un regard évolutionniste sur nos maladies livre un regard très différent sur les bienfaits de la civilisation, de l’agriculture, de la domestication, de l’urbanisation … Plus que la nature considérée à côté des humains, ce sont nos environnements culturels et nos modes de vie qui sont à l’origine de la plupart de nos maladies. Et nous coévoluons avec, ce qu’on appelle la course de la reine rouge, dont la grippe constitue le meilleur exemple. (Il en sera certainement de même avec les coronavirus.)

Diverses études montrent clairement des corrélations entre ces modes de production et de consommation et les allergies. Et une allergie n’arrive par seule. Les stocks de céréales et de légumes attirent les rongeurs qui, à leur tour, attirent les chats. Une étude récente a mis en évidence que le seul primate vénéneux – les adorables loris du sud-est asiatique – avaient les mêmes systèmes de défenses que les chats pour éviter les contacts physiques avec des congénères et autres. Donc, quand votre chat, tout aussi mignon que le loris, « fait sa toilette », il protège son corps avec les conséquences que l’on sait pour les allergies. (Les loris comme les chats sont peu sociaux entre eux ; ce qu’ignorent les humains.)

Nous appartenons à une lignée de singes et de grands singes omnivores/frugivores, donc avec des régimes alimentaires très diversifiés. Avec les agricultures, le choix des ressources alimentaires s’est considérablement rétréci, sans oublier les modes de conservation, de préparation, de cuisson et de consommation qui sont autant de facteurs de transformations. Ce qui nous amène à ce qu’on appelle l’hypothèse hygiéniste (HH). En fait, on s’aperçoit que nos milieux de plus en plus hygiéniques – asepsies, pasteurisation … – ne stimulent plus des systèmes immunologiques issus d’une très longue coévolution, que ce soit au niveau génétique ou épigénétique. Une partie des maladies auto-immunes comme des allergies viendrait de ce déficit de contact avec des pathogènes au cours de l’enfance. Nous vivons sur des adaptations du passé et trop de maladies civilisationnelles comme les allergies proviennent de cette dissociation entre nos capacités immunes du passé avec nos environnements actuels. Situation aggravée par des choix d’agricultures et de paysagistes pour certaines variétés de plantes dont les pollinisations massives se font de plus en plus violentes au printemps ou au moment des récoltes.

Un souvenir de lecture ethnographique évoque le dégoût des Amérindiens lors de leurs premiers contacts avec les européens et leurs vilains mouchoirs tout dégoûtants. Plus largement, et comme pour les génomes, la coévolution des populations humaines avec leurs modes de vie depuis le Néolithique reste un sujet encore trop peu abordé, même si en plein développement. C’est d’autant plus urgent en raison des flux migratoires en cours et à venir, notamment vers des espaces urbains partout dans le monde, mais aussi partout dans le monde avec l’adoption de nouveaux modes de consommation, notamment dans les pays en voie de développement. Bref, à la fois un enjeu considérable d’évolution et santé à l’échelle de l’humanité du XXIe siècle. (La pandémie actuelle nous le rappelle brutalement.)

L’urbanisation de l’humanité, les pollutions, les dérèglements climatiques sans oublier les déséquilibres des écosystèmes dus aux atteintes aux biodiversités n’augurent pas d’un avenir enchanté pour l’humanité.

Les allergies représentent un symptôme de la santé de l’humanité trop négligé par les autorités de santé. Elles restent encore mal comprises et il est vrai que comprendre leur étiologie comme leur évolution est loin d’être simple : facteurs génétiques, épigénétiques, histoire biologique et culturelle des populations, trajectoires ontogénétiques, microbiomes composent un tissu extraordinairement complexe de données confrontées à un autre ensemble de données tout aussi complexe, celles des exposomes. Confronter de tels ensembles de données exige de nouvelles méthodes et moyens d’analyse mobilisant les outils de l’intelligence artificielle. Ce qu’on appelle l’abduction en logique du raisonnement consiste à confronter deux ensembles de données pour en dégager des hypothèses. (C’est ce que font les médecins en mettant leurs connaissances en face des indications du patient et de ses examens.) Ce qui nous conduit aux concepts de la médecine de précision, une médecine personnalisée qui s’appuie sur les données historiques et biologiques des individus comme de leurs milieux et modes de vie.

Cependant, les allergies n’expriment pas que des particularités et des intolérances individuelles. Quand elles affectent de plus en plus de personnes au sein d’une population, c’est la population qui a un problème d’adaptation. Elles sont des réponses immédiates des plus bégnines aux plus sévères à des facteurs de l’environnement – causes immédiates – en attendant, si possible, que les systèmes immunitaires acquirent les réponses défensives (causes ultimes), autrement dit adaptatives. L’augmentation de la fréquence des allergies, de leur intensités comme de leurs diversités indiquent un problème de mal-adaptation de l’humanité à ses environnements civilisationnels récents, ce qui interpelle directement les institutions et les organismes responsables des transformations de nos milieux de vie pour la santé publique et, plus encore, pour l’évolution de Sapiens.

Lire : Pascal Picq Sapiens face à Sapiens Flammarion 2019