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ChatGPT est-il une « révolution anthropologique » ?

Depuis la mise en ligne de la version « Chat » de l’intelligence artificielle (IA) GPT, capable d’imiter la production intellectuelle humaine, l’effervescence autour de ces technologies a ramené la notion de « révolution anthropologique » dans les débats.

Or, ce que l’on observe, au-delà de ChatGPT, c’est que chaque nouvelle avancée des technologies dites « disruptives » s’inscrit en fait dans cette technophilie ambivalente, tentée par le technoscepticisme, qui oscille entre émerveillement et frisson face aux avancées rapides et impressionnantes. en informatique et en cybernétique.

Depuis la victoire de Deep Blue, le supercalculateur, contre un humain aux échecs, le ton est donné : un “tournant dans l’histoire de l’humanité” se joue là-bas.

Une multitude d’appareils informatiques
Les dernières prouesses mathématiques et technologiques ont donné lieu à une massification rapide de ce qu’on appelle « l’intelligence artificielle », appellation que contestent des spécialistes comme Luc Julia ou Jean-Louis Dessalles car cette « intelligence » est en fait disponible dans une multitude d’appareils informatiques.

Il y a ainsi un pêle-mêle d’algorithmes décisionnels, notamment juridiques (CaseLaw Analytics), de reconnaissance faciale comme FaceNet, de musique générée par des algorithmes avec Jukedeck, d’images générées par du texte avec Dall E 2, d’agents conversationnels portables (Siri), de maison intelligente automatisation qui renseigne sur le contenu du réfrigérateur, robots humanoïdes capables d’engager et de tenir une conversation… on pense à la désormais célèbre Sofia, qui passe du plateau télé à la conférence, ou à Ameca, dont les gestes et expressions montrent sans cesse les limites de la humain.

Une imagination débridée
La massification des technologies et leur injection à outrance dans les sociétés contemporaines sont certes remarquables, et donnent l’impression d’une vague irrépressible de technicisation et de numérisation des milieux humains.

Cette tendance nourrit un imaginaire débridé qui se veut forcément en rupture avec le passé, d’où la mode de la « révolution » aux accents transhumanistes. Nous serions ainsi à « l’aube » d’une « nouvelle » humanité prise dans une nouvelle « ère » technologique. Une histoire qui oublie les nombreux échecs desdites technologies, qui plus est.

La révolution « IA » ou « numérique » est-elle une révolution anthropologique ? Curieusement, ce sont des entrepreneurs comme Gilles Babinet, des historiens à succès comme Yuval Noah Harari, des philosophes comme Frédéric Worms qui se sont emparés de l’expression (avec des termes plus ou moins exacts).

Le premier à affirmer avec force que c’est bien le cas.

Le second, avec son livre Homo Deusinscrire cette révolution dans un modèle long de l’histoire humaine au risque d’une simplification excessive qui brouille les pistes entre lecture rétrospective de l’histoire et imaginaire prospectif.

Le troisième, enfin, avec beaucoup plus de mesure, pour au moins souligner la pertinence d’un questionnement sur la profondeur des transformations en cours.

On regrette que les anthropologues soient malheureusement peu mobilisés sur un débat qui concerne avant tout la discipline dont le nom est mis à toutes les sauces, à quelques exceptions près. Emmanuel Grimaud a abordé de front la question essentielle de la nature de l’IA par rapport aux caractéristiques d’une humanité de plus en plus interrogée sur ce qui la rend unique.

Pascal Picq, l’a saisi dans un tout autre genre, puisque le paléoanthropologue n’hésite pas à sortir du cadre strict de l’anthropogenèse (l’évolution humaine). Elle inscrit la révolution numérique dans le temps long de l’évolution humaine et, contre toute réduction intellectuelle, invite à réfléchir à la complexité des formes d’intelligence animale et artificielle.

Questionner la notion même de rupture
Les anthropologues, habitués, par spécialisation intellectuelle, au long terme et plus enclins à considérer les continuités que les ruptures (souvent hâtivement annoncées) dans l’ordre des sociétés et les changements culturels, ont tout lieu d’être circonspects.

Premièrement, parce que tout changement technologique n’entraîne pas un changement culturel majeur. Ensuite Claude Lévi-Strauss notamment dans Race et histoire (1955), le terme devrait peut-être être réservé à un phénomène susceptible de transformer profondément (structurellement) l’ordre de la pensée et de l’organisation sociale.

Ce fut le cas de la domestication du feu et des espèces animales, de la sédentarisation et de l’agriculture au Néolithique, qui ne sont pas toutes des inventions (Ex nihilo) mais bien souvent des innovations au sens anthropologique du terme : l’amélioration d’une technique déjà mise au point par l’homme. Et c’est en ce sens que l’IA et de nombreuses technologies numériques méritent bien plus le terme d’innovation que d’inventions.

En ce sens, le philosophe Michel Serres évoquait une « troisième révolution » pour qualifier l’avènement du monde numérique, après l’écriture et l’imprimerie. Il fait ainsi écho à Jack Goody, qui explique que la raison graphique a métamorphosé la raison orale, structurant la pensée et la communication humaines depuis des millénaires. Autrement dit, ce ne sera pas la seule fois, bien au contraire, où l’humanité se trouvera confrontée à un réajustement de ses modes de pensée après un changement de ses techniques.

Quelle révolution ?
Révolution, pour que cela Homo numérique comme on l’affirme ici ou là avec la force de la conviction que le présent explique tout ?

Si l’on suit l’historienne Adrienne Mayor, les civilisations de l’Antiquité ont déjà imaginé et même commencé à mettre en œuvre des technologies qui sont actuellement sur le devant de la scène, de manière embryonnaire pour l’IA ou plus aboutie pour les robots. . Son Dieu et les robots tord le cou des lectures partielles et unilatérales d’une histoire monolithique et récente.

Elle narre ainsi les histoires de Talos, « le premier robot », puis le chaudron d’immortalité de Médée, les emprunts des humains aux animaux et aux dieux pour augmenter leurs pouvoirs, les premières statues « vivantes » de Dédale et de Pygmalion, la création d’humains plus que humains par Prométhée, les automates d’Héphaïstos, la première réalité virtuelle incarnée par Pandore… Pour Mayor, la révolution numérique ne serait qu’un nouvellesen lisant dans les anciennes technologies actuelles.

Une réinvention plus qu’une révolution, donc, et des impacts moins profonds qu’il n’y paraît : les machines étaient là, dès le départ, dans l’imaginaire des humains qui tâtonnaient (dans tous les sens du terme) pour les matérialiser.

Certes, les technologies sont loin d’être identiques – entre les automates grecs et les machines actives de Boston Dynamics, la différence est tout de même significative et toute technologie peut d’abord s’apprécier dans son contexte – mais elles étaient déjà investies dans les espoirs de l’humanité être assisté voire complété dans ses tâches physiques (pour les robots) et intellectuelles (pour l’IA).

Comment les humains absorbent-ils la technologie ?
La révolution est-elle d’ailleurs anthropologique ou technologique ? La leçon de l’anthropologie est de considérer comment les humains développent des technologies et comment celles-ci sont absorbées par les systèmes sociaux et culturels.

La révolution « numérique » ou « numérique » génère sans doute des transformations dans les technologies, sans que celles-ci se traduisent mécaniquement par des changements dans les modèles de comportement humain. De nouvelles utilisations émergent, mais les schémas comportementaux peuvent influencer les techniques, plutôt que d’être influencés par elles.

Selon les plus critiques des spécialistes de l’IA et du numérique, il s’agit de considérer la singularité de chaque technologie et ses effets : là où la réponse sociale aux agents conversationnels semble plutôt positive et immédiate (les chatbots sont facilement adoptables), les IA à reconnaissance faciale donnent donner lieu à des contournements au moyen de contre-systèmes informatiques.

Selon Picq, il faut sans doute réserver un sort particulier aux smartphones, dans le sens où ils allient la matérialité d’un ordinateur portable, et la virtuosité technologique des IA. Ce concentré de technologie terminale qui a pourtant changé les modes de communication, accompagné ou généré des changements dans la mobilité humaine, dans le rapport au savoir, etc. que Pascal Picq veut le véritable objet de la « révolution » actuelle est le détournement au sens où il devient un ordinateur portable plus qu’un téléphone…

L’humanité s’amuse et se fait peur
Bref, puisque le feu, les armes, la magie – peut-être la première technologie de transformation de la réalité humaine – donc la première réalité virtuelle de l’histoire ? – jusqu’à l’IA et les robots, l’humanité s’amuse et se fait peur avec ses créations technologiques, qu’elles soient utiles ou ludiques.

Elle prend parfois plaisir à les constituer en créatures (sans nécessairement les anthropomorphiser) telles que les dépeint la pensée mythique. Rien d’étonnant dans ce contexte que certains trichent avec ChatGPT par exemple.

En effet, l’humain est un être versé dans l’espièglerie, c’est-à-dire qui aime le jeu comme l’affirme le philosophe Johann Huizinga mais aussi dans le luddisme, une forme de peur suscitée par les technologies (en référence au conflit social du XIXe siècle qui avait opposé les industriels aux artisans, les luddistes qui dénonçaient l’usage des machines).

La tentation du fétiche
Cependant, la tentation reste grande de céder au fétichisme intellectuel du terme « révolution ». Dans la plupart des cas, une révolution est un changement culturel ou socio-technique dont on observe les prémisses et dont on conjecture les impacts qui ne sont pas encore observés.

Cependant, une révolution (sauf sans doute lorsqu’elle est décrétée le politique) est mesuré sur la base d’éléments rétrospectifs et non d’extrapolations, assez stables dans le domaine des sciences et techniques, mais très peu fiables dans les sciences humaines.

Or, si l’on considère les avancées actuelles de l’Intelligence Artificielle, non plus uniquement sous l’angle d’une échelle technologique linéaire, comme la loi de Moore, mais sous l’angle de l’absorption culturelle et de l’adoption sociale des technologies, sans doute faut-il alors parler ( d’une seule voix avec les informaticiens) deévolution au lieu de révolution anthropologique.

Mais au prix d’un renversement intellectuel majeur : celui de passer d’une pensée technocentrée (qui considère que c’est la technologie qui transforme la société) à une pensée sociocentrée des techniques (le point de vue inverse, donc). Une petite « révolution » alors… ? 

 

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