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« Avec l’intelligence artificielle, l’humanité est entrain de vivre un tournant » Pascal Picq (Le Point)

ENTRETIEN. À la fois physicien et paléoanthropologue, Pascal Picq envisage les évolutions technologiques les plus récentes d’un bon œil. Il s’en explique au Point.

Propos recueillis par Baudouin Eschapasse

Dans son dernier ouvrage*, L’IA, le Philosophe et l’Anthropologue (qui vient de paraître aux éditions Odile Jacob), le chercheur Pascal Picq s’amuse à dialoguer avec une intelligence artificielle. Son but ? Tester l’aptitude de la machine à philosopher. Doit-on se méfier aujourd’hui de cet outil numérique ou, au contraire, en admettre son utilisation généralisée dans la société ? Quelles conséquences cette technologie peut-elle avoir sur l’évolution humaine ? C’est en scientifique qu’il tente de répondre à ces questions.

Le Point : Lorsque vous avez publié, en 2017, L’Intelligence artificielle et les Chimpanzés du futur (Odile Jacob), on sentait pointer chez vous une inquiétude vis-à-vis de l’IA. Votre nouvel ouvrage semble plus optimiste. Que s’est-il passé entre les deux ?

Pascal Picq : Je me suis mis à utiliser ChatGPT de manière régulière. J’ai pu expérimenter ses formidables aptitudes et je suis aujourd’hui convaincu que cet outil, s’il est bien utilisé, peut faire des merveilles. J’en parlais encore l’autre jour avec François Taddéi, fondateur du Centre de recherches interdisciplinaires (CRI) rattaché à l’université Paris-Cité et détenteur de la chaire de l’Unesco sur les sciences de l’apprendre. Nous sommes d’accord sur un point : l’IA est un système génial pour développer l’éducation.

N’y a-t-il donc aucun risque ? Je me rappelle que vous évoquiez, il y a quelques années, le danger qui nous guettait si nous nous en remettions trop systématiquement à la technologie. Vous disiez que nous risquions de perdre bon nombre de nos aptitudes cognitives.

Aucune technologie n’est totalement inoffensive. Mal employé, n’importe quel outil est dangereux. Mais il ne faut pas céder à la panique en la matière. Si l’on garde la tête froide et que l’on regarde les choses posément, on se doit d’admettre, comme Daniel Angler, qui a signé l’an dernier un ouvrage remarquable sur le sujet (Intelligence artificielle, intelligence humaine : la double énigme, Gallimard), que, de la même manière qu’il y a différents types d’intelligence, il existe une multitude d’IA. Ce n’est pas un monolithe à envisager d’un bloc, mais un sujet à embrasser avec nuance.

Envisageons le sujet avec calme. Ce peut être le début de discussions métaphysiques passionnantes. Jerry Fodor (1935-2017) a développé des travaux intéressants où il explique que l’esprit humain comprend un certain nombre de modules spécialisés dans l’exécution de fonctions cognitives distinctes. C’est la même chose avec l’IA.

Que signifie pour vous « le syndrome de la planète des singes » que vous évoquiez alors ?

C’est une allusion à un passage du roman de Pierre Boulle qui n’a été repris dans aucun des films tirés de son livre [La Planète des singes, paru chez Julliard en 1963, NDLR]. Quand on regarde au cinéma les adaptations de cette fiction particulièrement inspirante, on a l’impression que ce sont les singes qui ont pris le pouvoir sur les hommes, mais en réalité… pas du tout. Dans l’ouvrage de Pierre Boulle, c’est la déliquescence de l’humanité face au confort apporté par les machines qui est à l’origine du déclassement de l’homme face aux chimpanzés. Cette paresse intellectuelle qui nous fait déléguer, par exemple, tout effort de mémorisation en nous reposant sur nos téléphones portables, est dangereuse car elle atrophie progressivement nos capacités.

Écrire un livre avec une IA, n’est-ce pas aussi faire preuve d’un peu de paresse ?

Rires). Oui. Mais, moi, je l’assume. Je reconnais que cet ouvrage est un dialogue avec la machine. Tout le monde n’en fait pas autant.

La question de l’intelligence en appelle une autre, celle de la conscience de l’IA…

Quand on commence à parler de conscience, encore faut-il s’entendre sur ce que l’on désigne par là. On a longtemps cru que c’était l’apanage de l’homme. Or, on sait aujourd’hui que la plupart des animaux ont une conscience relationnelle. On sait aussi qu’une caméra reliée à un algorithme bien calibré peut décrypter nos émotions. C’est un premier pas vers une forme d’intelligence émotionnelle.

Les outils numériques présentent d’autres dangers : ils flattent notre ego et abîment notre aptitude à nous concentrer durablement sur un sujet !

Cette question du narcissisme qui nous enferme, j’aimerais bien la traiter dans un prochain livre. Ce face-à-face avec le miroir de nos écrans est effectivement très pernicieux. Mais le plus grave problème est indéniablement le fait que l’économie de l’attention développée par les géants du Net nous a transformés en éternels zappeurs.

Travaillez-vous beaucoup avec des IA ?

De plus en plus. Si j’ai dialogué avec ChatGPT pour ce livre, j’interroge aussi Claude3 pour concevoir mon prochain ouvrage, qui portera sur la question du genre dans le monde animal. J’ai testé cet outil au moment où j’élaborais le plan de cet essai. La machine m’a sorti deux pages qui étaient très bien… à cette nuance près qu’y était surreprésentée la littérature qui valorise la question de la domination masculine. J’ai donc demandé à l’IA d’affiner les choses. C’était mieux après. Tout ça pour dire que cet outil de documentation est formidable à condition d’être conscient de ses biais.

Pour revenir à l’ouvrage que vous venez de publier, on sent bien que deux livres ont été à l’origine de son écriture. Lesquels ?

Le point de départ de ce livre, c’est l’émotion qu’a suscitée chez moi la découverte d’un chef-d’œuvre signé par le prix Nobel de littérature Kazuo Ishiguro. Un roman, intitulé Klara et le Soleil, qui conte l’histoire d’une androïde. Cette lecture en a précédé une autre. Celle d’un essai de Raphaël Enthoven : L’Esprit artificiel. Une machine ne sera jamais philosophe (éditions de l’Observatoire). L’auteur y affirme péremptoirement une forme de supériorité de l’intelligence humaine sur l’IA.

Vous pensez le contraire ?

Si nous inventons des machines, c’est pour qu’elles nous surpassent un jour dans l’exercice d’une tâche donnée.

Quid de la philosophie ?

Là encore, tout dépend de ce qu’on appelle philosopher. Si je considère les échanges que j’ai eus avec ChatGPT, je me dois ici d’avouer que la machine m’a donné beaucoup à penser. De la même manière que nous devons être humbles quand nous parlons de l’intelligence animale, nous devons envisager l’IA avec moins d’arrogance.

Vous relevez qu’on traite souvent la machine comme on traite les animaux.

C’est une évidence. Dans les sociétés animistes, on envisage le règne animal différemment. La plus grande école d’éthologie est japonaise. Or, les Nippons ont un rapport aux machines qui est radicalement différent du nôtre. Cela tient, je pense, au postulat naturaliste de la culture européenne occidentale.

À vous lire, on a l’impression que l’humanité est en train de vivre avec l’IA une révolution aussi importante que l’invention du feu, du langage ou de l’écriture. Croyez-vous vraiment que nous soyons à un moment d’une telle importance ?

J’en suis convaincu. De la même manière que le feu a permis de modifier notre imaginaire en nous faisant cesser de redouter l’obscurité, mais aussi en bouleversant notre rapport au temps, en autorisant des activités nocturnes, des veillées au cours desquelles le langage a probablement pu s’épanouir, l’IA marque un palier très important pour notre espèce.

Un peu comme l’invention de l’écriture, qui a autorisé la transmission de savoir, la domestication du cheval, qui a fait entrer l’homme dans l’ère de la vitesse, ou l’invention de la voiture, qui nous a conduits à radicalement modifier notre environnement, notamment en accélérant cette course aux hydrocarbures.

Iriez-vous jusqu’à comparer cette révolution technologique à celle qui a marqué l’humanité à la fin du paléolithique supérieur : ce déclic où Sapiens a pris l’ascendant sur toutes les autres espèces vivantes, il y a 70 000 ans ?

Oui, avec l’intelligence artificielle, l’humanité est en train de vivre un tournant ! Il est désormais établi que nous co-évoluons à mesure que nous avançons dans la maîtrise des outils que nous inventons. Il y aurait beaucoup à dire sur les points communs qui existent entre ce que nous vivons actuellement et le moment où nos ancêtres ont commencé à fabriquer des bifaces.

Disons juste qu’avec l’IA, c’est la première fois dans l’histoire de l’humanité qu’une technologie est si vite adoptée à l’échelle de la planète, ce qui implique des conséquences dans tous les aspects de nos vies privées, sociales et professionnelles – et, bien sûr, éthiques, philosophiques, politiques et anthropologiques.